IBTISSEM. 17 ANS. PLUTON.
Ibtissem, ici, tout le monde la connaît. Elle est belle. Elle est pure. Elle est discrète, pudique, modeste. Elle traîne pas en ville le soir elle, elle boit pas, fume pas, parle pas trop aux garçons, sauf ceux qui connaissent sa famille. C'est la hlel d'excellence, la fierté de sa famille, la fierté du quartier même. Mais surtout, c'est la sœur du Youssef, celui qui est tombé sous les balles d'un policier il y a quatre ans, pour aucune raison sauf celle d'avoir la peau un peu trop basanée. Au quartier, on a tout essayé. On a pleuré, prié, manifesté, crié, brûlé des voitures, balancé des pierres. On a fait ça parce qu'on avait mal, parce qu'on avait peur et qu'on était seuls, on a fait ça parce que tout le monde s'en foutait là bas de l'autre côté de l'autoroute, et parce qu'il n'y a jamais eu de procès. On a fait ça parce qu'on ne savait pas quoi faire d'autre. On a fait ça pour Ibtissem. Nordine et les autres n'ont jamais oublié les larmes inondant son visage angélique et sa façon de les essuyer avec son voile. Ils ont haït Dieu d'infliger une telle peine à une fille qui lui avait toujours tout donné.
Mais Ibtissem a tout pardonné. Parce que Dieu est grand, et qu'il faut toujours pardonner. Pourtant parfois ses pensées s'effilochent. Consciente du poids énorme que la religion et que son image irréprochable lui impose, elle a parfois du mal à respirer. Qu'aurait-été sa vie si il n'y avait pas eu tout ça? Pourquoi Allah lui a arraché son bien-aimé grand frère alors que c'était le plus gentil garçon des tours? Comment c'est de marcher dans la rue sans voile et d'être libre de faire tout ce qu'on veut, comme toutes ses filles du quartier qui lui vole le garçon qu'elle aime?  Elle n'est pas en colère Ibti, elle ne veut pas l'enlever, elle l'aime son voile, et elle y croit fort, très fort, mais parfois elle se sent prisonnière, alors elle se pose des questions.

 
Ils se connaissent depuis toujours, comme toutes les familles arabes d'ici. Ils sont partis au bled ensemble, ont préparé le f'tor ensemble, déposé des fleurs sur la tombe de Youss ensemble, parce qu'ici on a pas grand chose mais quand on s'aime on partage tout. Ils se connaissent par cœur mais n'ont jamais partagé autre chose qu'une amitié presque fraternelle. Nordine la respecte bien trop pour ça de toute façon, il n'ose même pas l'effleurer, elle est trop belle et lui trop sale, il aurait peur de l’abîmer. Ibtissem c'est la lumière dans l'obscurité. C'est tout ce qu'il admire, et déteste en même temps. Il aime son intelligence, sa vivacité, sa douceur, son humour, toutes ces choses qu'elle ne partage qu'avec ceux qu'elle aime. Elle fait toujours tout bien, elle a toujours raison, et elle est dans le din. C'est insupportable. C'est une fille respectable, respectée, elle est parfaite Ibtissem, mais voilà, elle n'est pas pour lui et ils le savent tous les deux. Il n'est pas à la hauteur, il ne l'a jamais été. Il ment. Il boit, il fume, il se drogue. Il fait n'importe quoi. Elle le déteste de ne jamais être celui qu'elle voudrait qu'il soit. Elle lui en veut. Elle aurait tellement voulu qu'il soit assez bien pour elle.
Alors parfois elle cri, elle claque les portes, elle pleure, elle arrache son voile, mais Nordine ne voit rien, ne fait rien, parce qu'il est trop con.