- Cela vous dérangerait de travailler sans votre voile ? Nous sommes un établissement laïque, donc vous ne pouvez pas montrer de signes d'appartenance religieuse, quelle qu'elle soit. Hind le regarde, avec sa nonchalance habituelle. Son père l'a obligé à porter son voile pour cet entretien d'embauche, pour faire, selon lui, bonne figure. Elle l'a mit sans broncher pour ne pas contrarier son père, l'autorité suprême, après le prophète (c'est ce qu'il proclame à ses enfants lorsque ceux-ci lui tiennent tête). - Non, il n'y a aucun problème. Ce travail, un plan de sa cousine Achika, est pour elle la solution terminale. Après avoir échouée à entrer dans une prestigieuse école de communication, faute d'argent, Hind cherche un sens à sa vie dans un petit boulot précaire, comme son grand frère Nazir. Défaitiste, elle se dit qu'elle ne trouvera pas sa vocation dans l'huile bouillante des frites, ni dans le ketchup dans lesquelles on les badigeonne. Mais l'argent qu'elle accumulera avec ce petit job lui permettra peut être de payer une année dans l'école de ses rêves.
- Je vous recontacte dans très peu de temps pour vous donner une réponse. Mais je peux déjà vous dire que votre profil nous intéresse beaucoup. Merci Mademoiselle. Son petit plus sont les années qu'elle a passé à travailler en tant que serveuse dans le restaurant de son oncle, à l'âge de seize ans. Son père a élevé ses trois enfants dans une philosophie du travail acharné, il leur rappelle sans cesse que lui a travaillé à la sueur de son front pour leur offrir une vie convenable. Cette valeur du travail a été assimilé par ses enfants, qui se tuent à la tâche pour se faire un peu d'argent. Quelque soit le domaine d'expérience, si c'est un travail intellectuel ou un travail plus physique, les trois enfants excellent grâce à leur persévérance. Hind a toujours été félicitée par ses professeurs pour son côté bosseuse. A côté des Kadijda, des Sadika et des Fatima, qui se sont toutes fait engrossées à la sortie du collège, Hind apparaissait comme l'espoir de sa professeur de français. Seulement, après avoir intégrée une prépa littéraire, elle voit son avenir partir en fumée à cause de ce merdier dans lequel s'est foutu son frère, qu'elle ne pouvait pas ne pas aider.
Elle sort son portable, qui vibre à la reçue d'un nouveau message. /nassir : alors ça c bien passé ? j'attends dans la voiture dehors./ Elle souffle, à moitié contente qu'il vienne la prendre avec la voiture de son pote mais énervée que ce soit lui qui vienne la récupérer. Elle claque la porte du fast food miteux. Nassir lui fait signe. Elle ouvre la porte gauche arrière, et s’engouffre dans la voiture. C'est son pote Driss, qui est au volant, son pote un peu louche pour qui elle fond littéralement. - 'lut, dit-elle timidement, en arrachant son voile de ses cheveux. - hé, ça va pas ou quoi ?! remets ça sur ta tête ou le daron va péter un wyatt ! - oh vas chier !  - tu fais comme tu veux, mais ça sert à rien de jouer les petites soeurs insolentes. tu verras avec le daron, c'qu'il dira. Nassir, ou la voix de la sagesse, c'est la grosse blague. - bon, ça s'est bien passé ? - on verra, j'crois qu'il apprécie le fait que j'ai travaillé dans le restaurant de Kader. - j'croise les doigts, p'tite soeur, pour que ça marche. inch allah. - inch allah La voix de Driss qui prononce ces paroles prophétiques est un soutien gigantesque pour Hind. Il démarre la voiture, faisant gronder le moteur. Elle observe, de la plage arrière, son coup de main parfait pour faire marcher cette golf rafistolée, sa maîtrise parfaite de la route et de ses virages. Mais, ce qu'elle admire le plus, c'est sa manière de poser sa main sur le boîtier de vitesse, et de tenir avec fermeté le levier.
- frère, tu peux me déposer à la gare, j'dois bouger sur la ville cet aprem  c'est comme si c'était fait, on largue le nassir à la station proche de la cité la minute suivante. - tu déposes ma frangine devant pluton, hein, et fais gaffe à ce qu'elle remette son voile. hind prend sa place au devant de la voiture, en tirant la tronche, comme d'habitude. elle ne supporte pas que son frère se permette de la materner comme si elle était encore un petit enfant. nassir n'est responsable que lorsqu'il s'agit de faire la morale à ses soeurs, qui ont les couilles d'être irréprochables la grande majorité du temps. depuis le jour où il l'a supplié de lui donner ses économies, l'obligeant à faire une croix sur son plan de carrière, elle ne lui adresse la parole que pour l'insulter de tous les noms. Elle sait très bien que ce n'est pas avec son salaire de livreur de pizza qu'il lui remboursera tout ce qu'il lui doit. Ils ne décrochent pas un mot, ni l'un ni l'autre. C'est-à-dire que Hind est trop impressionnée, face à son crush du moment, elle a le coeur qui est tout chamboulé. Et lui, il ne sait pas quoi dire à la petite soeur de son pote, qu'il connait en coup de vent. - c'est pas cool c'qu'il t'a fait nassir pour l'argent. - je sais. Elle a la réponse rapide, mais il l'impressionne trop pour qu'elle ne sache comment s'étendre sur le sujet. si j'avais pu, j'lui aurait rembourser la somme qu'il t'a demandé. mais en ce moment, c'est un peu la dèche, tu vois. puis nassir, c'est comme un frère pour moi, alors j'veux pas que ça foire entre vous pour une histoire de fric, ok ? Tout le monde prend cela à la légère, peut être parce qu'ils considèrent que la femme n'est pas censé de faire de grande études ? Hind a la rage quand on lui rappelle que son rôle est d'aider sa mère aux fourneaux, de s'occuper des petits frères et des petites soeurs, de tenir le foyer parfaitement. Des fois, elle se dit qu'être un gars aurait été plus facile, ou pas.
Elle commence à remettre son voile au moment où elle aperçoit les cinq tours de sa cité pointer dans le ciel. Driss s'arrête devant la tour de Pluton. Elle ouvre la portière, remercie Driss de l'avoir déposée, sort de la voiture et s'engouffre à l'intérieur du bâtiment. Ni vu ni connu.