enfin. enfin, j'peux fermer ma caisse.
le faux sourire qui se transforme en sourire satisfait,
celui qui apparaît quand on pose le bâton 'caisse fermée',
quand, alors qu'un client apparaît, j'peux balancer,
'monsieur, faut changer, j'suis fermée'.
la liberté.

se lever, toujours avec ce gilet,
et rejoindre la salle miteuse,
avec le café dégueulasse,
et les vieux gâteaux cassés.
on s'en fout, c'est juste pour le principe.
c'est juste la pause qui importe.

et les mecs qui s'y trouvent.
ou qui vont s'y trouver.

claquer la bise aux pseudo-copines caissières,
les écouter raconter leurs nouvelles histoires.
ou faire semblant,
et rêver.
on n'a que ça, en caissière, juste le droit de rêver.

j'murmure au-revoir aux vacances. et bonjour au travail.
vacances pourries, jours de travail aussi.
toujours la même chose, partout, y'a pas d'escapade possible.
la cité, le supermarché, les vacances et le travail.
la routine, la routine partout, la routine tout l'temps.
rêver est tout ce qu'il reste. s'envoler. se donner un but.

l'heure des pauses. j'me faufile. j'devrais rester gentimment derrière mon comptoir.
donner pains spéciaux, baguettes et gros pains, en tranche ? non.
des bonbons, des gateaux et des vienoiseries.
le prix, votre monaie et le journal ?
pas à cette heure-ci. plein été, dans la cité, y'a personne.
pas un chat pour m'enquiquiner.
alors j'peux m'envoler. et j'cours hors de l'arène.
j'me dirige vers les coulisses. sucreries et douceurs dans la poche arrière d'mon jean.

elle est déjà là, la nouvelle. la petite à la frange. la saisonnière.
assise, tranquille. paisible.
une enfant, une toute petite chose si fragile.
j'rentre, j'm'installe. j'fais du bruit, beaucoup (trop) de bruit.
j'm'asseois au bout de la table, face à la fenêtre. j'sors deux trois pièces.
café ?
café ce sera. tournée générale pour toi et moi, bella.
j'te le tends, te le pose sur la table. accompagnée de douceurs.
pour te souhaiter la bienvenue.
et quel belle est venue.

c'est quoi, tout ce boucan?
y a plus moyen d'être en paix?
se reposer en paix, pas parler?
c'est pas possible, non?
ça m'exaspère, ça me désespère.
je comprends pas comment on peut faire autant de bruit.
y a des gens qui dorment, ici.
ou qui essaient et qui sont réveillés, par..

wow, quelle voix délicieuse.
je relève ma tête. je dois rêver. c'est sûr.
c'est wassim, ou mes yeux me jouent des tours?
mes jambes tremblent, je tomberais si j'étais pas assise, déjà.
qu'est-ce que tu fais là?
pourquoi tu me parles à moi?
non, ça m'déplaît pas.
continue, vas-y.

- merci, c'est gentil.

j'me sens rosir. quelle idiote.
j'dois avoir l'air de rien, maintenant.
mes yeux timides sous ma frange trop longue.
elle est passée où, la dure à cuire?
elle s'est enfuie en courant.
y a plus que l'enfant et sa petite voix.

j'devrais pas être là, j'me sais.
les pauses c'est une par une, à la queue leuleu.
une caissière par une caissière et moi au milieu.
mais toujours en solitaire, toujours.
mais j'sais me mettre la chef dans la poche. j'suis apprécié.
alors j'me faufile et jfais plus ou moins c'que j'veux.
et là j'veux savoir qui est ce nouveau visage dans l'coin.
nouveau, c'est vite dit. j'l'ai deja vu, mais j'la remets pas.

elle m'a l'air toute timide, toute rouge, toute rosée par le stress.
normal si c'est son premier jour.
encore pire quand tu vois qui j'suis.
alors, t'es la petite nouvelle ?
dis moi donc, qui es-tu ?
pourquoi es-tu là ?
qu'est ce qui t'amènes ?

alors quoi, on va faire la conversation?
enfin? il était temps.
ma maman m'a dit de pas parler aux inconnus.
j'suis censée faire quoi?

- oui, voilà. c'est moi. j'm'appelle danna.

et toi, wassim. danna et wassim.
seuls à la salle de repos.
en paix.

j'entoure mon café de mes deux mains.
moi, intimidée? mais non, voyons.
non, j'suis pas intimidée, j'suis une dure moi.
thug life.
je relève la tête, le regarde droit dans les yeux.

- t'es pas nouveau toi, si?

danna, j'ai déjà du entendre ce prénom quelque part.
balance dans une conversation en bas du bloc.
peut être même a l'école. j'sais pas, j'sais plus. j'm'en fiche.
le principal c'est que je l'entende dans la bouche de la principale intéressée.

wassim, pour ma part.
juste au cas ou tes besoin de crier mon nom.
pour du pain, de la monnaie ou autre chose, ailleurs.
non, pas vraiment.

je pousse les friandises vers toi.
mange en ! c'est pour toi

Spoiler:

et tu le sais ?
moi qui savais pas, ou plus, à cause de la tise ou d'la fume.
toi qui sait. m’espionnerais-tu ?
ah, tu savais ?
j'ris entre chaque mots, j'trouve pas ça drôle, juste intéressant.
intéressant que j'le sois assez pour que tu t'intéresses à moi.
m'intéresserais-je à toi ? m'intéresseras-tu assez pour que je me souviennes de toi ?
nul ne sait, danna.
où alors c'est simplement qu'ici c'est trop petit.
que tous les petits connaissent les plus grands.
comme par enchantement.
tout ce sait, ici.
j'suis pas gentil.
un voile passe sur mes yeux.
tu le sauras, j'le suis pas.
bon, pourquoi tu croupies ici, danna ?

aller, va ! menteuse.
t'as vu ta gueule ? ta bouille d'ange ?
t'es l'genre de fille a faire plaisir à papa et maman pour faire d'la danse classique ou du piano.
ou un autre truc de bourgeoise.
t'es une fille, t'es peut-être une peste, mais dans l'fond faut juste savoir te mettre dans sa poche.
petit sourire et yeux doux.
j'sais pas, l'cadre est cool, les gens aussi ?
menteur, menteur.
y'a qu'l'oseille qui m'intéresse. ressait ?

qu'est-ce que tu dis, ton nez s'allonge aussi haut qu'la putain tour eiffel !
t'es un menteuse, danna.
j'crois qu'tu mens, point.
tes yeux brillent, tu mens.
j'sais, c'était d'l'ironie, la miss.
comme si c'était vraiment cool par ici. j'rêve que de partir.
mais à cause de certains contretemps, j'suis condamné à rester.
pour l'argent, j'ai une famille a faire vivre, moi.

et voilà que tu fais la tête.
boudeuse, menteuse.
dis moi encore un peu plus qui tu es, danna ?
t'es un petit cochon, en faites ?
c'est pas très jolie, m'enfin.

et j'ris à nouveau. si tu savais.
ben tout l'monde a une famille !
t'es conne ? tu l'fais exprès ?
aller danna, ne me dis pas qu't'es vraiment faites pour être caissière.

et j'étouffe, encore, une p'tit rire.
quelque chose d'étrange qui sort du nez.
parce qu'j'sais qu'j'te prend pour une conne.
mais faut dire que tu me montres rien d'autre.
j'ai des gosses a nourrir, ouais.
ça veut pas dire qu'ils sont les miens.
ça veut pas dire qu'on a pas l'même sang.

tous ? tu veux l'âge de tous ?
parce que y'en a une ribambelle a la maison.
pleins qui crient et qui courent partout.
y'en a même qui courent déjà dehors, dans la cité.
t'as du les voir passer.
de 7 (mois) à 77 ans.
et j'ris encore un peu plus.
du moins j'ai l'sourire du joker plaqué au visage.

pourtant j'le suis.
j'me trouve très drôle, merci de t'en souciais.
et si j'le suis !
j'suis pas très loin de toi.
alors ma main te cogne un peu la joue.
pour te faire sourire.
aller, j'suis pas ton mec tu peux me sourire à moi.
c'est vrai quoi, t'feras la gueule dans ta tombe, pas ici.

et l'heure de s'envoler arrive.
retour au travail.
il sort de la pièce.
lui lance :
bon courage
avec un grand-sourire et la laisse là, seule.
pour la fin de sa pause.